Chapitre 8

 

UNE SIMPLE RAISON

 

 

— La tour restera en place, dit Kimmuriel. Jarlaxle en a décidé ainsi. Dans l’enceinte de la forteresse, la bataille s’est déroulée sans que personne, dehors, se doute de quelque chose. Et Dallabad est toujours en mesure de fonctionner.

— Fonctionner, répéta Rai-guy en crachant presque ce terme répugnant.

Rai-guy jeta un coup d’œil peu amène à Entreri, qui entrait avec lui dans la tour de cristal. À l’évidence, il considérait l’humain comme le coupable des événements du jour. Au moindre pépin, il l’en tiendrait pour responsable.

— Bregan D’aerthe sera amené à devenir un superposte de péage, dans ce cas ?

— Dallabad sera plus profitable que vous l’imaginez, répondit Entreri dans un drow approximatif. En ce qui concerne les autres, nous garderons l’oasis à l’écart de la guilde Basadoni. Les alliés que nous y placerons surveilleront la région et réuniront des informations bien avant ceux de Portcalim. Nous lancerons d’ici nombre de nos opérations, loin des espions du Pacha Da’Daclan.

— Et qui sont les alliés de confiance appelés à servir de couverture à Bregan D’aerthe ? demanda Rai-guy. J’avais envisagé d’envoyer Domo.

— Domo et sa foutue engeance ne quitteront pas les égouts, dit Sharlotta Vespers.

— Ils se plaisent trop dans leur trou, maugréa Entreri.

— Jarlaxle a suggéré que les survivants de Dallabad suffiraient, répondit Kimmuriel. De fait, ils sont assez nombreux.

— Une « alliance » avec une guilde conquise…soupira Rai-guy en secouant la tête. Dont nous avons précipité la chute…

— Une situation très différente d’une alliance avec une Maison déchue de Menzoberranzan…, souligna Entreri.

Rai-guy voyait les choses par la lentille noire de Menzoberranzan, ramenant tout aux querelles séculaires qui divisaient les familles et les clans.

— Nous verrons, répondit le magicien, faisant signe au tueur de rester à l’écart avec lui.

Kimmuriel, Berg’inyon et Sharlotta gravirent l’escalier qui conduisait au second niveau de la tour magique.

— Je sais que vous aviez des raisons personnelles d’attaquer Dallabad, ajouta Rai-guy quand Entreri et lui furent seuls. Peut-être pour vous venger ou vous approprier le gantelet et l’épée que vous portez maintenant… Quoi qu’il en soit, n’allez pas imaginer que je suis dupe.

— Dallabad est un morceau de choix, répondit le tueur sans céder un pouce de terrain. Ici, Jarlaxle gardera sa tour de cristal sans le moindre souci. Nous tous avions intérêt à cette conquête.

— Même Artémis Entreri…, fit remarquer Rai-guy.

Le tueur dégaina la Griffe de Charon qui battait son flanc et la présenta à l’horizontale, pour une inspection. Le magicien put admirer son fini et sa beauté. La fine lame rouge sang au tranchant redoutable s’ornait de gravures : de petits personnages encapuchonnés et de grandes faux ensanglantées. Entreri écarta assez les doigts pour que Rai-guy voie le pommeau en forme de crâne et la garde, des vertèbres blanchies courant jusqu’aux quillons de façon à constituer une épine dorsale et une cage thoracique. Les quillons évoquaient un pelvis aux jambes assez recourbées pour offrir une bonne prise à l’escrimeur. L’ensemble, pommeau, garde et quillons, était d’une parfaite blancheur. À l’exception des orbites vides du crâne-pommeau : noires un instant, rouges le suivant.

— Mon trésor me plaît, admit Entreri.

Rai-guy contempla l’épée, mais il ne put s’empêcher de tourner son regard sur l’autre objet, pourtant d’une importance apparemment moindre : le gantelet noir cousu de fil rouge que portait Entreri.

— Ces armes sont davantage une plaie qu’une bénédiction, humain, déclara le sorcier. Leur arrogance déteint souvent sur leur propriétaire. Avec des résultats fâcheux.

Le drow et l’humain se défièrent du regard. Puis Entreri sourit en rapprochant l’épée du magicien, opposant ainsi la menace à la menace.

— Quel bout aimeriez-vous sentir ?

Rai-guy plissa ses yeux noirs, puis il se détourna et s’éloigna.

Entreri continua à sourire en le regardant gravir les marches, mais en vérité, l’avertissement du drow avait touché une corde sensible. La Griffe de Charon avait une volonté d’acier – le tueur en faisait déjà l’expérience. S’il n’y prenait pas garde, l’épée l’entraînerait à son tour à sa perte, après avoir causé celle de Kohrin Soulez.

Avec humilité, Entreri se rappela qu’il ne fallait surtout jamais toucher larme ensorcelée à main nue.

Après l’horrible fin de Kohrin Soulez, la peau et la chair du crâne grillées, toutes les précautions s’imposaient.

 

***

 

— Crenshinibon domine facilement les survivants, annonça peu après Jarlaxle à ses conseillers réunis dans la salle d’audience qu’il avait aménagée au second niveau de la tour magique.

— Pour les observateurs étrangers, la conquête apparaîtra comme une simple révolution de palais au sein de la famille Soulez, suivie par une alliance privilégiée avec la Maison Basadoni.

— Ahdania Soulez a accepté de rester ? demanda Rai-guy.

— Même avant que Crenshinibon investisse ses pensées, elle était disposée à succéder à son père, répondit Jarlaxle.

— La loyauté…, ironisa Entreri.

— Je commence à mieux apprécier cette jeune femme, admit Rai-guy malgré le ton moqueur de l’assassin.

— Mais pouvons-nous lui faire confiance ? lança Kimmuriel.

— Me faites-vous confiance ? riposta Sharlotta Vespers. La situation est identique.

— Excepté que son maître de guilde était aussi son père, rappela Kimmuriel.

— Il n’y a rien à craindre d’Ahdania Soulez ou de n’importe quel autre survivant, dit Jarlaxle, coupant court à ce débat philosophique. Ces gens appartiennent désormais à Crenshinibon et Crenshinibon m’appartient.

Entreri remarqua le scepticisme qui passa fugitivement sur le visage de Rai-guy. Et, à vrai dire, lui aussi était dubitatif. Qui appartenait à qui, au fond ? Le mercenaire se berçait peut-être d’illusions.

— Les soldats de Kohrin Soulez ne nous trahiront pas, continua-t-il avec assurance. D’ailleurs, ils ne se souviendront de rien et accepteront notre version des faits si nous le décidons. À présent, l’oasis Dallabad appartient à Bregan D’aerthe aussi sûrement que si nous y avions implanté une armée d’elfes noirs.

— Et vous seriez prêt à confier le commandement à la fille dont on vient de tuer le père ? lança Kimmuriel – il ne s’agissait pas vraiment d’une question.

— Il a été victime de son obsession pour l’épée magique. Ahdania elle-même me l’a dit.

Tous les regards convergèrent vers l’arme qui battait le flanc d’Entreri. D’un regard, Rai-guy répéta ses avertissements au tueur.

Le magicien pensait que ces avertissements représenteraient une menace pour Entreri, que cela lui rappellerait que lui, Rai-guy, surveillerait désormais de plus près ses moindres faits et gestes, qu’il était convaincu que l’humain avait utilisé Bregan D’aerthe à des fins personnelles.

Une manœuvre des plus dangereuses.

 

***

 

— Ça ne vous plaît pas ? lança Kimmuriel à Rai-guy quand tous deux furent de retour à Portcalim.

Jarlaxle était resté à l’oasis Dallabad pour régler les derniers détails et suggérer à Ahdania un petit changement de direction dans ses affaires.

— Comment pourrais-je l’apprécier ? grogna Rai-guy. Chaque jour, nos raisons d’être venus à la surface du monde semblent se multiplier. J’avais cru que nous serions vite de retour à Menzoberranzan. Mais nos empreintes continuent à durcir sur la pierre.

— Sur le sable, rectifia Kimmuriel.

À son ton, lui non plus n’était pas ravi de la politique expansionniste de Bregan D’aerthe.

À l’origine, Jarlaxle avait exposé ses plans : venir à la surface implanter une base d’opérations avec un personnel essentiellement humain. Ces agents indigènes serviraient de couverture aux transactions des mercenaires drows. Sans donner de détails, Jarlaxle avait semblé suggérer que l’incursion au soleil serait de courte durée. Juste le temps de mettre les choses en place…

Qu’en était-il, dans les faits ? Après l’érection d’une tour, Jarlaxle ajoutait une seconde base au territoire des Basadoni. Et il ne paraissait pas disposé à s’arrêter en si bon chemin. Pis encore, aux yeux des deux elfes noirs, l’attitude changeante de leur chef cachait quelque chose… Jarlaxle n’avait peut-être pas été si bien inspiré de prendre au renégat Do’Urden une certaine relique…

— Notre chef paraît se plaire ici…, continua Kimmuriel. Nous le savions tous fatigué des luttes incessantes d’Outreterre, mais nous avons peut-être sous-estimé son degré de lassitude.

— Peut-être. Ou notre ami a juste besoin d’un petit rappel : ce monde n’est pas le nôtre.

Kimmuriel le regarda… Comment le magicien se proposait-il de « rappeler » quoi que ce soit au grand Jarlaxle ?

— Commençons par les bords, répondit Rai-guy à cette question muette.

Il se faisait l’écho d’un adage de Jarlaxle sur une des tactiques de prédilection de Bregan D’aerthe. Chaque fois qu’il était question d’infiltration ou de conquête, les mercenaires commençaient par miner les « bords » du camp adverse, fuyant toute offensive frontale. Ils investissaient le périmètre visé et grignotaient du terrain tout en resserrant l’étau.

— Morik a-t-il enfin livré les bijoux ?

 

***

 

C’était sous ses yeux, dans toute sa cruelle splendeur…

Les paumes moites, Artémis Entreri contemplait la Griffe de Charon. Une partie de lui aurait voulu prendre l’épée et en finir tout de suite… Imposer sa volonté à l’arme dotée d’une conscience. S’il remportait le duel, la Griffe lui appartiendrait vraiment.

S’il perdait…

Il se rappelait très bien la fin atroce du misérable Kohrin Soulez.

C’était ce genre de vie pathétique qui poussait le tueur à jouer le tout pour le tout. Il refusait de suivre le même chemin que Soulez. Artémis Entreri ne serait pas prisonnier de l’épée, un homme enfermé dans une boîte de sa propre confection.

Non, il serait le maître ou il mourrait.

Pourtant, cette fin atroce…

Sa volonté et son courage mobilisés, Entreri allait saisir la Griffe de Charon quand il entendit des bruits, dans le couloir.

Gantelet aussitôt mis pour empoigner l’épée, il la rengaina à l’instant où s’ouvrait la porte de ses appartements privés – si tant est qu’on ait pu considérer comme « privée » la chambre d’un humain égaré au milieu de mercenaires drows.

— Venez, ordonna Kimmuriel Oblodra.

Entreri ne bougea pas. Le drow, qui allait repartir sans attendre, pivota, l’air intrigué. Sur son beau visage anguleux, la curiosité céda vite le pas à la menace.

— Vous avez maintenant une arme formidable qui va de pair avec votre dague… N’ayez crainte. Rai-guy et moi ne sous-estimons pas la valeur du gantelet qui semble ne plus quitter votre main droite. Nous connaissons ses pouvoirs, Artémis Entreri, et nous savons comment les maîtriser.

Le tueur dévisagea le psionique. Du bluff ? Ou l’ingénieux magicien et son acolyte avaient-ils vraiment trouvé une parade contre le gantelet ?

Entreri eut un sourire en coin. Dans l’immédiat, le secret auquel Kimmuriel faisait allusion lui servirait peu. Grâce au gantelet, l’humain pouvait s’opposer aux pouvoirs de son adversaire et le poignarder.

Si le drow y vit matière à s’inquiéter, il le cacha bien.

Mais Entreri aussi savait ne rien laisser paraître de ses sentiments.

— Il y a du travail, à Luskan, remarqua Kimmuriel. Notre ami Morik n’a toujours pas livré les bijoux.

— Je dois rejouer les pigeons voyageurs ? demanda Entreri d’un ton sarcastique.

— Il n’y aura plus de message, répondit froidement Kimmuriel. Morik a échoué.

La brutalité de la déclaration choqua profondément le tueur. Il réussit à ne pas se trahir le temps que le drow tourne les talons et s’éloigne de nouveau.

L’assassin avait clairement saisi l’allusion, naturellement : Kimmuriel venait de lui demander de se rendre à Luskan et de tuer Morik… Quoi d’étonnant, au fond, puisque le bougre ne répondait pas aux critères d’excellence de Bregan D’aerthe ? Mais que Jarlaxle soit si prompt à se priver du seul lien existant avec un marché aussi prometteur que Luskan, en revanche, avait de quoi surprendre. Surtout sans exiger la moindre explication de la part de Morik…

Ces derniers temps, Jarlaxle avait un comportement déroutant. Mais… à ce point ?

En emboîtant le pas à Kimmuriel, Entreri se demanda si ce meurtre programmé était vraiment la volonté de Jarlaxle.

En entrant dans une petite pièce à la suite du psionique, ses appréhensions se confirmèrent. Seul Rai-guy s’y trouvait.

— Morik nous a encore déçus, annonça le magicien de but en blanc. Pas question de lui redonner une chance. Il en sait trop sur nous. Et avec son manque de loyauté, que pourrions-nous faire d’autre ? Allez à Luskan l’éliminer. Une mission de routine. Peu nous importent les joyaux. S’il les a, dépensez-les comme vous voudrez pourvu que vous me rapportiez sa tête.

Le drow s’écarta du portail magique qu’il venait d’invoquer. L’intérieur, aux contours brouillés, montrait une allée, derrière le bâtiment où habitait Morik.

— Avant de traverser, vous devrez enlever votre gantelet, dit Kimmuriel.

Entreri se demanda si tout cela était une ruse concoctée par les deux drows pour le prendre en défaut. Naturellement, en chemin, il avait examiné cette possibilité…

Loin d’obtempérer, il franchit le portail en ricanant.

Et se retrouva instantanément à Luskan. Il se retourna pour voir le portail s’estomper derrière lui. L’expression de Kimmuriel et de Rai-guy allait de la perplexité contrariée à la duplicité.

Goguenard, Entreri leur fit signe de sa main gantelée avant qu’ils disparaissent.

Les drows se demandaient comment, en si peu de temps, il pouvait exercer une si grande emprise sur l’artefact anti-magie. Ils tentaient d’évaluer son pouvoir et ses limites – des choses dont Entreri n’avait pas encore fait le tour. Et il n’irait certes pas partager ses connaissances avec Kimmuriel ou Rai-guy.

Il avait donc, comme avec Soulez, troqué le vrai gantelet contre une imitation.

S’enfonçant dans la ruelle, il reprit l’article authentique et rangea la copie au fond du petit sac qui pendait à son ceinturon – dans le dos et dissimulé par sa cape.

Il se rendit tout d’abord chez Morik, et celui-ci, découvrit-il vite, n’avait pas ajouté de pièges ou de serrures à sa porte d’entrée. Plutôt surprenant… Le petit voleur aurait pourtant dû s’attendre à d’autres visites désagréables, puisqu’il continuait à fâcher ses employeurs…

Plus étonnant encore, l’animal n’avait pas changé d’air…

Refusant de se contenter de l’attendre dans un coin, Entreri alla en ville faire la tournée des tavernes.

D’un regard noir, il dissuadait des mendiants de l’approcher. Un voleur à la tire prétendit couper les cordons de sa bourse, sur son flanc droit. Entreri le laissa recroquevillé dans le caniveau, le poignet entaillé.

Plus tard, estimant que Morik avait dû rentrer chez lui, le tueur descendit dans un établissement quasi désert de la rue de la Demi-Lune appelé Le Coutelas. Le robuste tenancier astiquait son comptoir en bavardant avec un petit homme gringalet. Un type, parmi les rares clients encore présents, attira l’attention du nouveau venu.

Confortablement installé à l’extrémité gauche du comptoir, dos au mur et capuchon tiré sur les cheveux, il paraissait assoupi à en juger par sa respiration lente, la position de ses épaules et le dodelinement de sa tête… Mais certains détails ne trompaient pas. Par exemple, le bonhomme inclinait le cou selon un certain angle, de façon à garder une vue d’ensemble sur la salle…

Entreri n’était pas dupe.

Surtout quand l’autre se raidit en le voyant arriver.

Le tueur s’installa à côté du gringalet, soudain nerveux, qui lâcha :

— Arumn a fini son service.

Artémis le jaugea d’un regard avant de se retourner vers le gaillard qui nettoyait le comptoir.

— Mon or n’est pas assez bon pour vous ? demanda-t-il à l’aubergiste en se tournant lentement vers l’homme corpulent qui se tenait derrière le bar.

Le robuste tenancier prit le temps d’évaluer Entreri. Et du respect s’afficha dans ses yeux. Comme tant d’autres de sa confrérie, le tenancier survivait avant tout grâce à son art de juger les gens. Avec ses mouvements gracieux et fluides, sans parler de son calme inébranlable, Artémis Entreri ne faisait pas mystère de sa profession…

Le prétendu dormeur et le gringalet agité ne firent aucun commentaire.

— Josi ramenait sa fraise, voilà tout ! dit Arumn. Même si j’avais compté fermer tôt… La clientèle se fait désirer, ce soir.

Entreri se tourna sur sa gauche, vers l’homme affalé au bout du comptoir.

— Deux hydromels, commanda-t-il en jetant sur le comptoir deux pièces d’or – soit dix fois le prix.

Sans plus prêter attention à Arumn ou à Josi, le gringalet qui ne cessait de remuer sur sa droite, il se concentra sur Dormeur. Quand Josi lui demanda son nom, il fit la sourde oreille, occupé à se remémorer tout ce qu’il savait de Morik.

Il reprit sa position initiale lorsqu’il entendit le bruit caractéristique des chopes sur le comptoir. Il prit la première de la main droite, qu’il porta à ses lèvres, et la seconde de la gauche pour la pousser de façon à ce quelle achève sa course au bout du comptoir… sur les genoux de Dormeur.

Le tenancier cria de surprise. Josi Puddles bondit sur ses pieds et, sous le regard amusé d’Entreri, Morik réagit en rattrapant à temps la chope projectile avant qu’elle se renverse.

Descendu de son tabouret, Entreri fit signe à Morik de l’accompagner dehors. Soudain, il se retourna pour voir Josi Puddles sur le point de le prendre par un bras.

— Pas question de filer avec les chopes d’Arumn ! déclara le gringalet.

Entreri plongea son regard dans celui du petit homme. Sans un mot, il lui fit comprendre un « détail » : s’il l’effleurait, il le paierait de sa vie.

— Non…

La voix de Josi mourut. Pétrifié, il recula contre le comptoir.

— L’or devrait amplement vous dédommager ! lança Entreri à l’aubergiste décontenancé.

Avant de sortir, entendre le tenancier tancer vertement le petit homme à cause de sa stupidité lui plut.

Il faisait noir. Sur ses gardes, Morik n’en menait pas large.

— J’ai les bijoux ! se hâta-t-il de préciser.

Il prit la direction de son appartement, et Entreri le suivit.

La première chose que fit le voleur, dans son appartement, fut de lui tendre une grosse bourse – Morik avait certainement rempli les attentes de son maître. Mais pourquoi diable avait-il gardé les bijoux jusqu’à maintenant sans prévenir personne ? Il connaissait pourtant la nature brutale de ses associés ! Il n’était pas idiot à ce point…

— Je me demandais quand on me recontacterait, dit Morik qui s’efforçait manifestement de paraître calme. Je les ai récupérés juste après votre départ, mais Rai-guy et Kimmuriel ne se sont plus manifestés.

Guère surpris, Entreri hocha la tête. On parlait de drows, après tout. Ils tuaient pour un oui ou pour un non. Chaque fois que l’envie les en prenait. Avaient-ils chargé Entreri de régler son compte à Morik avec l’espoir que le voleur se révélerait trop coriace ? Au fond, ils devaient se moquer éperdument de qui mourrait ou vivrait. Du moment qu’il y avait du spectacle…

À moins que les deux drows veuillent saper les bases de Bregan D’aerthe dans le nouveau monde… Tuer Morik et ceux de son acabit, couper les ponts et revenir au bercail…

Levant son gantelet noir, Entreri sonda les lieux en quête d’émanations magiques. Il en détecta sur la personne de Morik ainsi que quelques dweomers d’ordre mineur, dans la pièce. Mais rien qui ressemble de près ou de loin à un sortilège de scrutation. Contre la magie de divination, il n’aurait pas eu de recours. Il avait déjà constaté que le gantelet neutralisait les seuls sorts spécifiquement dirigés contre lui. À l’usage, l’artefact était limité. Entreri pourrait capter un des éclairs magiques de Rai-guy et le lui renvoyer à la face, mais si le magicien décochait une boule de feu…

— Que faites-vous ? demanda le voleur.

— Sortez d’ici, lui ordonna Entreri. Quittez cet édifice et fuyez la ville. Au moins pour quelque temps.

Morik, stupéfait, le regarda fixement.

— Vous m’entendez ?

— C’est un ordre de Jarlaxle ? demanda Morik d’un air perplexe. Pense-t-il que j’ai été repéré et qu’il risquerait d’être percé à jour ?

— Je vous répète de ficher le camp, Morik ! Moi, pas Jarlaxle, et encore moins Rai-guy ou Kimmuriel.

— Je vous fais de l’ombre ? J’entrave votre ascension au sein de la guilde ?

— Êtes-vous bête à ce point ?

— On m’a promis une fortune ! protesta Morik. La seule raison pour laquelle j’ai accepté de…

— …C’est que vous n’aviez pas le choix ! l’interrompit Entreri. Je le sais. Et c’est peut-être la seule chose qui vous sauve maintenant.

Troublé, Morik secoua la tête.

— Luskan est mon foyer.

Dans un éclair rouge et noir, Entreri abattit la Griffe de Charon de part et d’autre du voleur avant de cisailler l’air à un cheveu de son front. Les trois mouvements laissèrent une traînée cendreuse qui emprisonna Morik dans une boîte aux parois opaques.

Étourdi par une telle rapidité, le voleur n’avait pas eu le temps de dégainer son arme.

— Je ne suis pas venu prendre les joyaux, imbécile, ni même vous remonter les bretelles ! lança Entreri, glacial. On m’a envoyé vous tuer.

— Mais…

— Vous n’avez aucune idée de ce que vous risquez ! poursuivit l’assassin. Fuyez ! Cet endroit, cette ville ! Courez loin d’ici si vous voulez vivre, pauvre idiot ! S’ils ne vous retrouvent pas facilement, ils ne se préoccuperont plus de vous. Vous n’en valez pas la peine. Alors, du vent ! Qu’ils ne vous voient plus. Et priez pour être débarrassé d’eux.

Coincé entre les parois de cendres en suspension, Morik en resta bouche bée. Déglutissant avec peine, il regarda à droite et à gauche, soudain conscient d’être écrasé par l’adversité. Après la dernière visite du tueur venu sans peine à bout de ses sécurités, il avait fallu cette brutale démonstration d’escrime pour le convaincre.

— Pourquoi voudraient-ils… ? Je suis les yeux de Bregan D’aerthe au Nord, un allié… Jarlaxle en personne m’a donné pour instruction de…

Entreri ricana.

— Vous êtes un iblith. Un rebut. Puisque vous n’êtes pas des leurs, les drows vous considéreront toujours comme un jouet… Et ils vous tueront. N’en doutez pas. Sur leur ordre, je suis venu vous régler votre compte.

— Pourtant, vous osez désobéir…

Morik ne savait toujours pas que croire.

— Vous pensez qu’on a voulu mettre votre loyauté à l’épreuve ? devina Entreri. (Il secoua la tête.) Les drows ne s’attendent à aucune loyauté. Pourquoi perdraient-ils du temps à tester ce qui n’existe pas ? Pour eux, seule la peur rend les gens et leurs actes prévisibles.

— En me permettant de fuir, vous vous montrez pourtant déloyal. Nous ne sommes pas amis, aucune dette ne nous lie et nous avons fort peu de contacts… Pourquoi me prévenez-vous ?

Frappé par l’illogisme que Morik venait de souligner, Entreri y réfléchit plus intensément que le voleur l’aurait cru. En l’occurrence, en effet, ses actes ne répondaient à aucune logique. Il aurait dû régler l’affaire en vitesse et retourner à Portcalim. Sans états d’âme.

S’il laissait Morik fuir, qu’en retirerait-il ? Et en vertu de quel raisonnement optait-il pour cette subite clémence ?

Pourquoi maintenant ? Artémis Entreri avait tant versé le sang, au cours de sa vie… Souvent dans des circonstances analogues, sur ordre d’un maître de guilde désireux de châtier une impudence ou d’intimider des subalternes… Il avait éliminé tellement de gens pour des motifs qui lui étaient inconnus… Des gens sans doute semblables à Morik, et qui n’avaient en réalité rien fait de mal.

Non ! À cette idée, le tueur se rebiffa. Aucun innocent n’était tombé sous ses coups, uniquement des marginaux, des hors-la-loi ou des redresseurs de torts embarqués dans de mauvais plans, des gêneurs. Même Drizzt Do’Urden, ce paladin à la peau noire, s’était posé en ennemi d’Artémis Entreri en l’empêchant de récupérer le rubis magique sur le cadavre de Régis. Cet imbécile de petit homme avait eu le front de voler l’artefact au Pacha Amas ! Il avait fallu des années, mais pour Entreri, tuer Drizzt Do’Urden avait mis fin aux interférences immorales du drow. La froide logique autant que son cœur le soufflaient au tueur : tous ceux qui étaient morts sous ses coups avaient de facto renoncé à l’innocence en recherchant le pouvoir ou la fortune.

À ses yeux, tous avaient mérité leur sort. Entreri était le modèle même du survivant dans un jeu brutal qui n’admettait aucune faiblesse, aucun faux pas. Il ne pouvait en aller autrement.

— Pourquoi ? redemanda Morik, l’arrachant à sa rêverie.

Après l’avoir regardé, Artémis offrit la réponse la plus simple à une question trop complexe. Une réponse exprimant une vérité plus profonde que le tueur lui-même le réalisa.

— Parce que je hais les drows davantage encore que les humains.

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